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J’ai 11 ans. Je suis en 6ème. Dans la cour de récré, avec Nader, Boris, et Marc, on joue à la paume, faisant rebondir à tour de rôle la balle de tennis contre le mur.
Je suis pas sûr d’aimer ça, la paume. Mais ça me permet de faire partie du groupe. Et c’est là que mon pote Nathaniel débarque comme un fou, les yeux, écarquillés.
– Hey, les gars ! Vous avez pas oublié un truc ?
– Quoi ?
– On est quel jour aujourd hui ?
– Le 24 janvier.
– Bah oui !
– Et quoi ?
– Enfin ! On est le JEUDI 24 JANVIER 1985.
Tout le monde s’arrête de jouer pour regarder Nathaniel, complètement exalté.
J’essaye de me souvenir de ce que j’ai oublié, et de ce qui rend ce jeudi si particulier.
Les vacances sont passées. Pas d’anniversaire, ni de fête prévue. Mme Chétrit ne nous a pas donné de devoir à rendre. Je revois défiler mes cours d’histoire à la recherche d’un indice. La révolution française, le moyen-âge. Mais là non plus, pas de traces du 24 janvier.
– Mais quoi ? Vas-y dis nous !
– Les gars, vous vous rendez pas compte ! On est aujourd’hui le jeudi 24 janvier 1985. C’est le SEUL jeudi 24 janvier 1985 de TOUTE VOTRE VIE. Et même dans toute l’histoire du monde. Il n’y en aura plus JAMAIS aucun autre ! C’est un jour unique qu’on est en train de vivre. On est jeudi 24 janvier 1985. Il est 10h13 ! C’est un moment ESKEPTIONNEL !
Nathaniel est reparti aussitôt dans un grand éclat de rire. On est restés en suspens. Puis Nader a haussé les épaules avant de relancer la balle. Et la partie a repris.
La cloche a sonné. Et la fourmilière scolaire s’est mise en action, dans un joyeux vacarme.
Nos colonies d’enfants se sont regroupées en rangées. Chacun sa classe. Chacun sa place.
J’observai cette agitation, avec le sentiment d’en être exclu. La blague de Nathaniel ne m’avait pas fait rire, m’avait propulsé hors du temps.
C’était donc cela la vie : une succession de moments uniques ?
Emmitouflé sous mon bonnet, et mon manteau bleu, j’ai ressenti l’angoisse aspirer mon ventre. Dans ce cadeau que nous avait fait Nathaniel, il y avait les germes de notre propre disparition.
Les voix de mes camarades résonnent. Je les vois. Ils me percutent. Mais je n’en fais plus partie, incapable de fixer ce présent qui m’abandonne perpétuellement.
Le temps défile.
Et nous allons tous mourir.
Plus tard, nous grandirons.
Le temps se dispersera, et nous dispersera.
Nathaniel mourra dans un accident à l’âge de 25 ans.
Et un matin, ce souvenir ressurgira, comme pour me rappeler, à travers la voix joyeuse et vivante de mon copain Nathaniel, que le temps est comme les bulles dans un verre de champagne.
Merci Nathaniel, d’être venu d’outre tombe, pour me rappeler ce message, qui me parvient différemment désormais.
Oui, nous allons tous mourir.
Mais avant, nous allons tous vivre.
Et c’est une bénédiction.
Toi aussi, au moment où tu lis ces lignes, en buvant ton café, ou en ayant l’impression que tu es juste dans un instant de ton quotidien, souviens toi que tu vis un moment unique de ta vie.
Un moment eskeptionnel.
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Ces crises existentielles, ballotage entre la vie et la mort, sans cesse.
Nous nous laissons porter par les autres, les évènements, la vie, sans vraiment penser ce qui nous arrive, parfois sans même être tout à fait acteur, scénariste, compositeur. Juste des interprètes-marionnettes soumis au bon vouloir d’un.e autre, d’une conjoncture.
Il faut parfois une crise, un inattendu fort et violent, pour prendre conscience que la vie va être bien longue si on ne la prend pas en main, et bien courte si on continue à se laisser glisser.
Alors redresser la barre, et au détours d’une lecture, d’une chanson, d’une discussion, s’ébrouer, se réveiller, s’émerveiller de ce qui nous entoure, se révolter devant l’innommable, redevenir vivant, ne serait-ce qu’une seconde. Cette seconde fabuleuse où je me sens vivante.
Super puissant Namir, ce que tu as partagé là. Je l’ai écouté d’ailleurs, c’était autre chose d’entendre cette histoire contée par ta voix que que de la lire.
Je trouve que présenté comme ça, ça fait quelque chose. Même si on a déjà entendu parler du cadeau du moment présent, le présent qui signifie vraiment cadeau dans un autre sens, d’ailleurs. Mais là, dit ainsi, avec les mots d’un enfant, et cette date unique, wouaau.
Ça va me marquer!
Ah cool. Content que ça t’ait plu.
Depuis le départ de ma maman il y a quelques mois, j’ai réalisé à quel point il est important de profiter de tous ces moments eskeptionnels que nous offre la vie.
Être en vie est eskeptionnel. Alors profitons!
Merci Namir de nous le rappeler 😊
Oui, Bizarre quand meme de devoir rencontrer la mort pour s’en rappeler, non ?