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Salut à toi, petit ouistiti
Aujourd’hui, laisse-moi te parler du théâtre de la vie.
Parce que notre entrée en scène est quand même un peu particulière dans ce théâtre.
Les coulisses, elles sentent le sang, la pisse et la merde. Et la porte pour entrer sur scène est tellement étroite qu’on doit parfois te tirer au forceps pour que tu y entres.
Et ça fait mal. Très mal.
Parfois, t’as le trac et tu veux pas. Ou peut-être que tu pousses comme un dératé.
Et au dessus tu entends ta mère qui hurle. Elle aussi, elle souffre Parfois le passage est si réduit, qu’on devra lui ouvrir le ventre.
Voilà, ton entrée en scène petit ouistiti
Dans le froid, la souffrance et la peur.
Et la première chose que tu vas faire, sera de crier
Crier pour dire que t’es en vie.
Crier parce que tes poumons tout neufs vont se gonfler d’air et que ça aussi ça fait mal
Voilà. Enfin c’est pas fini, attends la suite.
Tu vas être pris en main. Et, après t’avoir convoqué, on va t’abandonner. Ou alors tu vas tomber entre des mains pleines de chaleur, qui vont te considérer comme leur propriété
« Regardez le, c’est MON bébé. C’est le plus beau bébé du monde »
Et tu seras exposé comme un objet de foire.
On te donnera un sobriquet, et selon que t’as de la chance ou pas, tu seras Marcel, Gérard, André, Bozzo, Jean-Bernard, Elie, ou Clément.
Et tiens-toi bien, cette étiquette, tu la porteras à vie.
Tu vas subir tout ça et tu pourras rien faire. Tes bras, ils ne te servent à rien. Et tes jambes, elles ne tiennent pas sur elle-même. Tu vas rester posé comme un mollusque. A la merci des décisions des adultes, et de leurs gazouillis.
Tu ne pourras même pas parler. Juste crier. Et on ne te comprendra pas. Des fois, t’auras mal au ventre, et le seule réponse que tu recevras, ce sera un biberon de lait chaud.
Dans ton corps inerte, à la merci des désirs des autres, tu vivras ce qui peut arriver à un paralytique dans la jungle.
Voilà le monde qui va t’accueillir, petit ouistiti.
Je pourrais te parler encore de plein de choses.
Sache juste qu’un jour tu vas trouver un arbre, petit ouistiti.
Et que tu pourras grimper dessus
Ouf…
Un peu de répit. Tu pourras commencer à regarder ce monde d’en haut. Sourire même. Et te protéger.
En te dégageant un peu de cette souffrance terrible d’habiter au rez-de-chaussée, dans le froid, la peur, la tristesse, l’abandon, la terreur l’injustice, la misère et la brutalité.
Là-haut ce sera plus rigolo. Tu pourras observer le mouvement des humains, analyser leurs comportements, te repérer, anticiper, et être soulagé de réaliser que t’as enfin un pouvoir.
Bien sûr, l’arbre est fragile. Tu ne pourras y accueillir personne.
Bien sur, l’arbre est nu en hiver, et tu seras contraint de descendre pour te réchauffer un peu, ou alors choisir d’avoir froid .
Bien sur, l’arbre est en hauteur et tu seras le premier exposé aux pluies et aux orages, qui pourront te faire perdre ton équilibre.
Ce jour-là, fais attention à la chute, petit ouistiti.
Moi, l’orage qui m’a fait tomber, c’était un enterrement.
Celui de ma maman.
J’y ai assisté depuis mon arbre, et j’ai tout vu.
J’ai vu les miens marcher dans le cimetière, pleurer à chaudes larmes. Ils m’attendaient, je crois.
J’ai vu tout ça, depuis mon arbre. J’ai tout observé, tout compris, tout filmé.
Mais je n’étais pas sur scène.
J’observais ce spectacle, comme un autre.
Et puis, il y a eu un souvenir.
Celui du jour de ma naissance. Ce jour horrible où la souffrance était si forte que j’ai crié, et que mes poumons tout neufs se sont gonflés d’air.
Y a un truc.
Oui, ça y est, je me souviens maintenant. Il y a eu un truc.
A un moment, des mains m’ont prises, et on m’a collé contre un corps doux et chaud. Et j’y ai trouvé un soulagement.
Une paix indéfinissable.
Cette joie, j’ai cru qu’elle venait du lait, et je me suis épuisé à la retrouver dans les plaisirs, les loisirs, la nourriture, et des substituts de toutes sortes. Elle ne venait pas du lait. Non.
C’était de sentir le rythme d’un cœur qui battait au diapason du mien.
Le sentiment d’avoir une maison. Une lumière est venue éclairer ma nuit.
Oh, j’avais oublié que dans cette souffrance, petit ouistiti, il y a eu cette puissante, cette infinie bonté qui m’a enveloppé, qui a irradié sa douceur éblouissante, jusqu’à toucher mon cœur et le relier à la joie, à la paix, à cette autre facette de la vie
Mon Dieu, j’avais oublié tout ça.
Maintenant, cet-être qui m’a donné tout ça, est parti.
J’étais sur mon arbre ce jour-là.
Alors, quand je suis tombé, la chute a fait mal.
A nouveau, il a fallu marcher sur ce théâtre, et la scène y était bien réelle.
A nouveau l’odeur du sang, de la pisse, de la merde. La misère dans les rues, des enfants qui pleurent.
À la recherche de la joie, j’ai dû traverser la rue du malheur.
Forcé au début. Et là je t’avoue, je marche, j’ai peur et j’ai mal.
Le pire, tu sais, c’est que depuis mon arbre j’ai donné naissance à de petits ouistitis, et que j’ai fait avec eux ce que l’on avait fait avec moi. Les mêmes erreurs. Je les ai exposés, oubliant que ces enfants n’étaient pas les miens, mais les fruits de la vie elle-même
Dans ce théâtre sanglant, j’ai entendu de la musique et des poèmes. Et ma route sinueuse, et hésitante a commencé à se préciser. La souffrance et la joie s’y nichaient main dans la main.
Du haut de mon arbre, je n’avais jamais connu la joie. Juste de l’amusement, et les rires bruyants de l’animal craintif. Je n’étais pas encore prêt à marcher sur les ruines des champs de bataille et réaliser que les ouistitis sont aussi des soldats
Ils savent se battre.
Leurs chants et leurs poèmes sont des armes redoutables pour donner aux autres soldats la force d’avancer.
Et puis, je n’ai pas perdu mon arbre. Il est toujours là. Je peux y retourner quand je veux, et de temps en temps, chercher un peu de recul quand la souffrance devient trop forte.
D’ailleurs, il est magnifique mon arbre. Mais ça, je ne peux pas le voir d’en haut.
Et tu sais quoi, petit ouistiti ?
D’autres tunnels nous attendront, toi et moi, et nous saurons les traverser pour revenir un jour sur scène jouer un spectacle qui j’en suis sûr, attendrira le monde.
C’est pour ça que je suis là, petit ouistiti.
Pour mettre un peu de lumière dans tes nuits, te raconter comment depuis les sommets des arbres, tu vois parfois mieux les clochers, les toits, les champs lointains et l’horizon. Et que depuis le sol où tu marches, tu ne vois peut-être que le mur de la maison d’en face. Mais que tu peux y faire vibrer ton cœur au diapason de la vie.
Et la mer n’est pas loin, petit ouistiti. Même si tu ne la vois pas. Elle est là.
Assez parlé. Ouvrez le rideau maestro. On arrive
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« sentir le rythme d’un cœur qui battait au diapason du mien. »
Je me demande si ce n’est pas uniquement après cela que nous courrons tous comme des dératés tout au long de notre vie, et ce même (et peut être même encore un peu plus ) lorsque que l’on a pu accorder son coeur au diapason de la vie…