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6 octobre 1973. L’Égypte attaque Israël, et traverse la ligne de front Bar Leev, réputée infranchissable. Pour la première fois depuis 1948, les Arabes triomphent des « Juifs ». C’est l’euphorie, après tant d’années de défaites et de honte, et l’humiliation de 1967 avec l’annexion du Sinaï, suivie de la « fausse » démission du président Nasser.
Un peu de fierté retrouvée pour l’Égypte. Et pour mes futurs parents.
Siham et Waguih sont en France. Ils vivent dans un minuscule studio, rue Miolis.
Leur quotidien d’exilés est précaire. Ils ne parlent pas français. Ils se sont mariés au Caire au mois d’aout de cette même année, sans se connaître vraiment. Même si cela fait plus d’un an qu’ils correspondent et échangent ensemble, ils n’ont encore jamais vécu en couple.
Tous les deux viennent de modestes familles paysannes coptes orthodoxes de Haute-Egypte. Et tous les deux ont une histoire de vie compliquée : Mon père, après 5 ans dans les prisons politiques de Nasser, s’est retrouvé blacklisté, et avait du mal à trouver du travail en Egypte.
Ma mère a fui un un père illettré, qui battait et violait sa femme, parfois devant elle, ses trois sœurs, et son petit frère. Et il n’était pas rare que les enfants se prennent une pluie de coups, au passage.
La souffrance, ils la connaissaient bien tous les deux.
Ça crée des liens, tout ça.
Le jour de leur mariage, ils étaient vierges. Siham, pour suivre Waguih à Paris, a du quitter un poste de responsable à la Cour des Comptes. Et apprendre à taper à la machine pour gagner quelques centaines de francs, et soutenir Waguih, qui poursuivait sa thèse de doctorat, tout en faisant quelques traductions anglaises.
C’est dans l’incertitude, et l’insécurité qu’ils commencent donc cette nouvelle vie en France. Ici, la peur, l’exil, les difficultés financières les obligent à faire front commun.
Et l’adversité va encore les souder.
Ce jour-là, c’est un courrier venu d’Égypte qui va changer le cours de leur vie.
Et la mienne.
Oweda est mort.
Oweda, c’est le grand-père paternel de Siham. La seule figure masculine que ma mère aimait et respectait. Le seul aussi qui l’avait soutenue dans ses désirs d’émancipation, quand elle était allée à l’université, dans une région où aucune femme n’avait fait d’études.
Siham, lit la lettre, partie de Sohag deux semaines plus tôt. Les funérailles ont eu lieu le jour du décès, comme c’est la tradition en Égypte.
Siham s’effondre. Waguih la prend dans ses bras, la console.
Et ils font l’amour.
C’est ce jour là, que j’ai été conçu.
Enfin, d’après ce que ma mère m’a raconté.
D’ailleurs, c’était pas vraiment prévu au programme.
A l’époque, l’avortement en France était interdit. Il fallait aller en Angleterre.Mon père était décidé. Pour lui, ils n’avaient pas d’autre choix.
Ma mère a insisté pour me garder.
Elle a continué à faire la dactylo, jusqu’à son dernier jour de grossesse. Elle a perdu les eaux à son travail, et je suis né dans un hôpital du 14eme arrondissement, le 7 octobre 1974.
Pourquoi m’ont-il appelé « Namir », prénom inconnu en « Égypte» ?
Les versions que mon père et ma mère m’ont données n’ont pas grand chose à voir entre elles. Ma mère est décédée, et mon père, aujourd’hui en maison de retraite, ne se souvient plus vraiment de ces histoires là. Il fait partie d’une génération pour laquelle les bébés ne sont pas vraiment des personnes dotées d’émotions, ou de conscience.
Et la communication n’était vraiment pas son fort.
Il y a tant de questions que j’aurais aimé posé à mes parents, sur leur couple, la découverte de leur sexualité, leurs besoins, et leurs espoirs.
Un soir, alors que j’étais âgé de quelques jours, j’ai commencé à pleurer, ma mère a voulu me donner le biberon. Mon père s’y est opposé. Le docteur leur avait bien expliqué qu’il fallait allaiter les nourrissons uniquement aux heures des repas, et non pas en fonction de leurs cris.
J’ai pleuré et crié. 5 minutes. 10 minutes. Mon père était catégorique. Il ne fallait pas céder. 15 minutes. 20 minutes. Mes cris se sont transformés en hurlements. Ma mère était déchirée. Les hurlements ont redoublé. Le calvaire a duré une demi-heure. J’ai tellement hurlé qu’une bosse s’est formée sous mes testicules. Une partie de mon intestin était sorti de sa paroi abdominale, et avait crée une hernie linguinale.
Quelques jours plus tard, ma mère m’emmenait avec elle en Égypte, auprès de sa sœur Enayat, et de ma grand-mère, Victoria. Elle avait prévu de rester avec moi, mais face à un dilemme déchirant, elle a du choisir : rester ou partir.
Elle a pris la décision de rejoindre son mari, et de me confier à Enayat.
Je ne la retrouverai, elle et mon père, que deux ans plus tard.
Des fois, j’ai le sentiment que mon besoin de m’exprimer, et d’écrire, n’est que le prolongement de mes hurlements de bébé auxquels personne n’a répondu, et qui se sont transformés aujourd’hui en besoin viscéral d’être entendu, écouté, de dire « je suis là, j’existe », au risque parfois de ne pas toujours savoir écouter les autres.
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Je lis ce texte-là après avoir commenté dans un autre à propos du sentiment de ne pas exister… Ah les vibrations !
Coucou Namir
La première chose sui m’est venu à l’esprit est comment a t’il fait pour transcender tout ça. Je n’aurai pas imaginé une seconde un tel vecu et une tel histoire familiale toi que je connais peu mais que jai toujours senti positif.
Ton histoire m’a touchée et beuacoup émue.
Merci pour ce partage.
Hello Nadra
Difficile question. La vie a fait tomber le ouistiti de son arbre. Et la souffrance est tout de même une sacrée thérapeute. Je crois que ouistiti a tenté d’y resister, à cette souffrance, et puis a un moment, aidé, et accompagné, il s’est senti suffisamment en securité pour s’y abandonner. Et il a réalisé que sa peur de la souffrance était plus douloureuse que la souffrance elle meme. Et cela a ete le début d’un nouveau chemin d’évolution pour lui.
L’avantage des gens qui ont une enfance pas top, c’est qu’ils ont un potentiel d’évolution et d’intégration énorme. Et vraiment, je crois que c’est une chance. A condition d’intégrer la notion de responsabilité personnelle dans ce chemin.
Bouleversant et très beau à la fois.
Je suis très touchée par l’écoute et la lecture de ce récit.
Offrir son histoire et sa vulnérabilité comme ça, c’est permettre à l’autre qui le reçoit de savoir qu’il n’est pas seul.
Cet autre aujourd’hui, c’est moi, parmi d’autres, et en recevant ce bout d’histoire de vie, je me sens reliée, et ça me donne cette sensation réconfortante de me dire qu’il y a toujours quelqu’un quelque part qui peut comprendre nos blessures, quelqu’un qui nous ressemble un peu …
Et du coup ça autorise à offrir à son tour à d’autres, plus loin que soi.
Touchée, émue.
Merci Nouria
J’avoue etre surpris par ton commentaire, tant je pensais que ce texte n’aurait pas d’écho, car trop personnel.Comme quoi, il ne faut jamais juger ce que l’on écrit, ni penser a la place du lecteur. très touché par ton commentaire
Hello Namir, le cœur qui accélère à l’écoute ce matin. Le passage des pleurs de ce bébé que tu étais surtout et la suite, ne me laissent pas indifférente.
Cette envie d’écrire ici comme ça vient était et est le prolongement de tout ce que j’ai pu exprimer et qui n’a pas été écouté, entendu ou n’a pas pu être. il y a tout ces réflexes ensuite qui arrivent par automatisme, et dans un but précis et inconscient au départ.
Je suis toujours touchée de ces partages sincères et authentiques, parsemés d’émotions.
Merci.
Belle journée !
Merci Elodie. Belle journee a toi aussi.