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Boulogne Billancourt. Ce jour, en accompagnant mon père boulevard de la République chez l’épicier, il m’explique ce que c’est, qu’être communiste. J’ai 12 ou 13 ans, et je ne connais pas ce mot. 
Un communiste, c’est quelqu’un qui veut l’égalité entre tous les gens.
Et moi, fièrement, je lui réponds :
Alors, moi aussi, papa, je suis communiste.
Y a des stands de tous les pays, à la fête de l’humanité. Ce sont forcément des gens biens, puisqu’ils sont communistes. Tous frères, tous solidaires. Tant pis si les sandwichs communistes, coûtent aussi cher que ceux de la foire de Paris.

Au stand du parti communiste égyptien, mon père y retrouve ses copains.
5 ans ensemble dans les camps de Nasser, ça crée des amitiés indéfectibles.
Enfin presque.
Un jour, la femme de Dimitri, un des frères d’armes de mon père, a fait une remarque désobligeante. Mon père en a été blessé. Il a demandé à Dimitri de se désolidariser des propos de sa femme. Je ne sais même pas quel était le sujet de la brouille. Je sais juste, qu’après 35 ans d’amitié, lui et Dimitri ne se sont plus jamais parlés. 
Et quand Dimitri est mort, mon père a refusé d’aller à son enterrement.
Tout ça, à cause d’un mot de travers.
Ça a de la valeur, les mots. C’est sacré.
Dans les camps, les geôliers suspendaient parfois les prisonniers par les pieds, et les bastonnaient. 
-Allez, avoue que tu es une pute, sale communiste. Dis-le que tu es une femme, et on arrêtera de te taper.
Ils continuaient à frapper avec leurs bâtons sur les prisonniers suspendus, en espérant que l’un d’eux répète
– Je suis une gonzesse. 
Mon père, comme tous ses amis, a tenu. Plutôt souffrir, que de dire qu’il était une femme.
C’était un homme, mon père. 
Bizarre quand même de considérer qu’être une femme, c’est une insulte.
– Vas-y, arrête de faire ta femmelette.
Sois un homme, au moins une fois dans ta vie
Mais papa, c’est quoi être un homme ?
Moi la souffrance physique et la torture, c’était un de mes pires cauchemars. Ça me faisait tellement flipper, que me sentais prêt à avouer et reconnaitre n’importe quoi, y compris des trucs que j’avais jamais fait, pour éviter qu’on m’arrache un ongle, une dent, ou qu’on me fasse le coup de la baignoire. 
La dignité, et la fierté, mouais…
Un jour, j’avais désobéi à mon père. J’avais emmené ma montre tout neuve au collège, alors qu’il me l’avait interdit.
Manque de bol pour moi, je l’avais cassée.
Le soir, j’étais rentré, et j’avais remis la montre en place discrètement, redoutant la réaction de mon père.
Au diner, il m’a demandé, avec sa voix douce comme le tranchant d’un glaive, si c’est moi qui avait cassé la montre.
Je lui ai juré mes grands dieux que non.
Il s’est figé dans son mutisme.
Et nous avons continué le dîner.
Je suis allé me coucher, la queue entre les jambes, ce soir-là. On partageait la même chambre avec ma sœur. Deux lits superposés. Je dormais dans le lit du haut. N’ayant pas de doudou, j’ai voulu me rassurer avec une peluche de fortune.Et nous avons éteint la lumière. 
Dans le silence de la nuit, la porte s’est brusquement ouverte et  mon père s’est précipité dans la chambre, fou de rage, se mettant à me frapper, avec un bâton ou avec ses mains, je ne me rappelle plus. Une pluie de coups.
– Avoue que c’est toi, qui a cassé la montre ! Avoue !
Il frappait,  je hurlais dans mon lit, essayant d’éviter les frappes sur mes cuisses, le suppliant d’arrêter.
– Je n’arrêterai pas tant que tu n’auras pas avoué ! Je veux pas d’un menteur dans la maison.
– S’il te plaît papa, je t’en supplie, arrête, je te jure, c’est pas moi, j’ai rien fait.
Je ne sais plus quand ça s’est arrêté.
Ma sœur dans le lit du bas est restée muette. 
Je ne me souviens pas si ma mère est intervenue. Je crois qu’elle est restée en bonne épouse docile, en arrière-plan, attendant de me consoler le lendemain matin, quand je lui crierai ma rage contre mon père.
Pourquoi je n’ai pas avoué ce jour-là ? Pourquoi donc ai-je tenu, malgré les coups ?
Etait-ce mon moyen de gagner un combat contre mon père,  de lui dire, du haut de mes 13 ans :
– T’arriveras pas à me faire avouer un truc que je veux pas dire. Tu vois, moi aussi, je suis aussi fort que toi.
Était-ce mon moyen de rejoindre mon père ?
Tu seras un homme, mon fils. Par ces coups, et ces humiliations, je te baptise, au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit.
Dis papa, c’est quoi être un homme ?
Est-ce que je ferais la même chose plus tard avec mes enfants ?  Est-ce que je les frapperai moi aussi, pour qu’ils reconnaissent leurs mensonges et leurs erreurs?
Ou est ce que e préférerais me défouler sur les femmes dans des relations sexuelles de domination, ou au contraire  y jouer le rôle de la femme, tu sais, celle qui se soumet ?
Au fait, papa, oui c’est bien moi qui ai volé la montre
Et t’avais pas le droit de me taper.

Mais, tu sais papa, ce ne sont pas les coups qui m’ont fait le plus de mal. C’est  que tu sois entré dans ma chambre, à l’improviste, sans ma permission.

Ça fait sacrément mal, ça tu sais, quand tu perds confiance dans la vie, et que tu ne te sens plus en sécurité, même chez toi.
Ça en crée de la confusion, papa
C’est pas de ta faute. 
Y a pas de pas de faute en fait.
Juste des hommes qui ont peur d’être des femmes.

 

 

 

 

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5 réponses
  1. HelloDie
    HelloDie dit :

    J’ai laissé infusé avant de commenter, Il m’a touché ton texte hier, a des endroits différents. J’étais incapable de l’écouter en audio, pourtant j’aime bien d’habitude avoir les deux versions. Cette fois, les mots écrits m’ont suffit. J’ai pensé à cette paire de collant en laine craqué bien trop vite, et ces genoux coloriés à travers, chez Madame Odile. Récit de gosse inavoué. C’est là que j’ai commencé à écrire ailleurs que sur mes genoux d’ailleurs, sur des p’tits bouts de papiers bien cachés.

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  2. Valérie
    Valérie dit :

    Je suis très touchée par ce texte, à plein de niveaux. Et oui, ce que le langage populaire est riche en expressions où être une femme est insultant, et combien de films, dans leurs dialogues souvent pauvres à pleurer, nous confirment qu’avoir du courage, qu’être valeureux, c’est le contraire d’être une femme.
    À quel point est-il nécessaire de refouler ses faiblesses pour se valoriser de la sorte ?
    Je me rappelle, enfant, alors que j’espérais encore qu’un zizi allait pousser entre mes jambes, que la seule chose qui me consolait d’être née fille, c’est qu’au moins, en cas de guerre, je n’irais pas au front.

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  1. […] Si je regarde cette femme à travers mes filtres et mon histoire personnelle, je lui en veux pour ce qu’elle a fait subir à ma cousine. Comme j’en veux aussi à ma mère d’avoir été le témoin silencieux de la violence de mon père, et de ne pas s’être interposée pour me protéger quand j’étais enfant. (épisode que je relate dans cet article « être un homme ») […]

  2. […] à la violence dans laquelle j’avais grandi et que j’ai déjà évoquée, comme dans cet article que je t’invite à découvrir  (Être un […]

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