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Le cinéma est un des arts qui me fascine le plus, de par sa dimension spirituelle.

Un jour, pendant mes études de cinéma, avec mes camarades de classe, nous regardons un des premiers films de l’histoire du cinéma : un plan fixe, muet d’une quarantaine de secondes, filmé par les frères Lumière : l’arrivée d’un train en gare de la Ciotat.

On y voit une prise de vue documentaire de la Gare de la Ciotat en1896 : un train, venant du fond du cadre avance vers nous, s’arrête pile devant l’objectif, puis des passagers en descendent.

Quelque chose m’hypnotise dans ce film, sans que je puisse savoir exactement quoi. Je crois d’abord que c’est son esthétique granuleuse, la qualité du cadrage, le scintillement fragile de ces images en noir et blanc, ou peut- être le mouvement de tous ces passagers impatients de retrouver leurs maisons, leurs familles, ou leurs activités.  Une force mystérieuse se dégage de ces images.

Étrangement, aucun de ces passagers ne regarde la caméra. Comme si elle n’existe pas.  Elle est pourtant placée à hauteur de leur regard, sur le quai. Ces personnes ne sont pas des acteurs à qui on a donné comme consigne de « Faites comme s’il n’y avait pas de caméra ». Non. Ce sont simplement des passagers qui ne savent pas ce qu’est une caméra. Et pour cause : Le cinéma en est encore à ses balbutiements.

– Savez-vous où vont tous ces gens, affairés, pressés de sortir du train?

 

Cette question, posée par mon professeur nous  amène à imaginer toutes sortes de réponses. Car le film évidemment ne donne aucune information sur la destination de ces personnages, que nous percevons à peine quelques secondes, entre leur descente du train, et ce moment où ils désertent le cadre de la caméra, pour rejoindre un hors-champ qui nous est  inaccessible.

– Mais où vont-ils donc ?

Et puis, il y a cette remarque inattendue de mon professeur.

– Tous ces passagers que vous regardez s’animer devant vous en ce moment sont morts.

Et là, c’est le déclic.

Je ne regarde pas des vivants descendant d’un train, mais des des fantômes, bloqués dans un présent perpétuel qui reviennent à la vie, chaque fois que ce film est projeté.
En sortant du champs de la caméra, tous ces passagers de ce train ont disparu à jamais du monde des vivants.

Cette expérience ne m’a jamais quitté. 

Quand, plus tard, j’ai commencé à réaliser des films documentaires, en filmant ma famille, j’avais cette conscience permanente de filmer des fantômes en devenir. Mon regard n’étant pas alors porté sur le présent, mais sur sa disparition.

Le cinéma documentaire est souvent perçu comme une captation fidèle d’une réalité sans mystère, ni récit, ni dramaturgie. J’y vois au contraire une force spirituelle : Ce que tu choisis de filmer, de ne pas filmer, la raison pour laquelle tu filmes, ton intention, ta manière de cadrer, la distance à laquelle tu te mets des personnages que tu filmes, et la façon dont tu assembles tous ces morceaux de réels pour produire une œuvre, expriment ta vision du monde et de la vie, et n’a rien à voir avec la réel.

Allumer ta caméra pour filmer n’importe quoi, c’est devenir un raconteur d’histoire. Même si tout le monde n’a pas toujours conscience de l’histoire qu’il raconte. C’est sans doute ce qui fait la différence entre un cinéaste, et un filmeur.

Je me rappelle d’un film de David Perlov, intitulé « journal » dans lequel, par la fenêtre de sa chambre parisienne, l’auteur filme un bus vert qui passe dans la rue, au début des années 80. Pourquoi cette image m’est restée ?

J’avais connu ces bus verts dans mon enfance. Ils avaient ensuite été remplacés par des bus plus modernes. Et j’avais fini par oublier jusqu’à leur existence. Et là soudain, je les revoyais, et j’avais l’impression de les découvrir pour la première fois. Quelqu’un me donnait à les regarder, non pas en tant que bus, non pas en tant que fonction, mais en tant qu’objet dont je pouvais apprécier la beauté pure.

Bien souvent, le quotidien est présent sous nos yeux, et nous le voyons pas. C’est parfois lorsque les choses disparaissent que nous prenons conscience qu’elles ont existé.

Quand j’étais lycéen, je prenais le même chemin tous les jours. Un matin, je suis passé par la même rue que tous les autres jours, et j’ai senti quelque chose de bizarre. Un truc avait changé, mais impossible de savoir quoi. J’ai passé un temps fou à observer la rue, et me demander pourquoi l’ambiance y était si bizarre. C’est seulement bien plus tard, en voyant des jardiniers déraciner un arbre, dans une rue voisine, que je me suis souvenu qu’il y avait un arbre dans cette rue, un immense marronnier. Je passais devant tous les jours, sans le voir. Jusqu’à ce moment là où son absence m’avait rappelé sa présence.

Perlov, au moment où il filmait le bus, y posait son regard de cinéaste. Il filmait un moment de vie, et nous en donnait à voir la beauté. Je reste persuadé que ce qui fait la beauté de ce plan, c’est la conscience que le cinéaste avait que ce qu’il filmait, au moment même où il le filmait, était déjà en train de disparaître.

Un cinéaste est quelqu’un qui arrive à voir au travers, à regarder au delà –même de ce qu’il filme. Et je reste convaincu que le cinéma est magique, mystique, mystérieux,  parce qu’il ne restitue pas la réalité, mais le regard de celui qui filme. Ce n’est pas le réel que la caméra capte, mais l’émotion du filmeur.
Alors, je ne sais pas si les frères lumière avaient conscience qu’ils filmaient des morts en sursis, au moment où ils ont posé leur caméra sur le quai de la gare de la Ciotat, ce jour-là. Et je ne le saurai jamais.

Eux aussi, désormais sont devenus des fantômes.

Cela m’amène a une autre question, qui m’a beaucoup hantée (c’est le cas de le dire) dans mes films, et dont je te parlerai demain : Le cinéma permet-il de ressuciter les morts ?

A suivre donc….

 

 

 

 

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4 réponses
  1. Nouria
    Nouria dit :

    Le film qui m’a le plus secouée ces dernières années est un documentaire :Pour Sama de Waad al-Kateab;
    Je suis sortie du cinéma vraiment retournée, j’avais contenu mes émotions durant toute la projection parce que je n’étais pas seule dans la salle. En sortant, à peine arrivée à ma voiture , j’ai éclaté en sanglot, j’ai vomi…
    Il m’a fallut attendre plus d’une heure avant d’être en état de conduire. J’ai pleuré une bonne partie de la nuit et encore souvent les jours qui ont suivi…
    J’étais littéralement hanté par cette question : et maintenant , Waad al-Kateab, son mari et sa fille où sont ils? Et tous ces gens que sont ils devenus?

    Répondre

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  1. […] morts (et je crois que cela n’était pas du tout anodin dans ma fascination, j’en parle dans cet article intitulé « où vont-ils donc ? »). J’allais à la cinémathèque, et je me délectais de tomber presque chaque soir sur des […]

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