C’est une attention quotidienne que d’être présent à soi, et attentif à la vie.

– Allo, Papa, Nader va venir donner un cours de Qi-qong, dans ta maison de retraite. C’est dans une heure.

– Bonne idée, ça va me faire du bien.

– Super.  Je te rejoindrai après le cours.

Nader, c’est mon frère de cœur. Psychologue, et spécialisé en arts martiaux. Il avait proposé  bénévolement des cours de qi-qong à la maison de retraite. Il s’y rendait toutes les semaines.

– Ç’était bien, le cours ?

– Oui. Très. Mais on père n’est pas venu.

– Comment ça ?

– Quand je suis monté dans sa chambre, il dormait. J’ai pas osé le réveiller.

 

Nous avons rejoint mon père dans sa chambre. Il nous a accueilli avec un grand sourire.

– Ah, Namir. quelle bonne surprise !

– Surprise ? Papa, tu plaisantes ? Je t’ai appelé, il y a même pas une heure pour te prévenir que Nader venait.  

– Non, non. Tu ne m’as rien dit.

Ma colère est montée d’un coup. Ras le bol de sa mémoire qui flanche, de sa mauvaise foi, et du sentiment qu’il ne faisait aucun effort pour maintenir le lien.

Les bébés vivent dans un rapport immédiat au monde. Ils ignorent ce que demain signifie. En grandissant, ils intègrent la notion de temps, et apprennent à regretter les bons moments du passé, découvrant la nostalgie, et à anticiper les moments compliqués du futur, et découvrant l’anxiété.

Jusqu’à ce que leur mémoire parte en retraite.

Mon père vivait désormais dans un présent perpétuel. Et il semblait plus heureux que moi, à cet instant précis.

En nageant, dans la mer rouge, cet été, j’ai observé un banc de poisson à un mètre de moi. Fasciné par leur mouvement, je me suis mis à les suivre. M’adaptant à leur rythme.

Indifférents a ma présence, ou en tout cas, ne se sentant pas en danger, ils ont commencé à tourner autour de moi. Ils m’avaient intégrés dans leur environnement.

J’ai eu alors la vertigineuse sensation de faire partie de leur bande. Et c’est devenu une évidence pour moi.

Ces animaux que je regardais étaient mes ancêtres. Ils avaient décidé de ne pas sortir de la mer, et de mener une vie de poissons, y voyant là une forme plus avancée de sagesse, là où ma tribu avait privilégié une autre forme d’évolution, et d’adaptation.

Entouré de ce banc de poissons, plus aucune pensée. Juste la conscience d’être là, sans avoir à justifier mon existence par le besoin de faire, ou montrer quoi que ce soit.

Ces poissons ne se demandaient pas s’ils allaient bientôt être mangés par un requin, s’ils étaient déjà passés par ce corail quelques instants plutôt, s’il valait mieux être locataire ou propriétaire de ce lopin de mer, ou s’il était temps pour eux de protester contre la présence de ces touristes humains.
Ils faisaient l’expérience de la « poissonnitude ».

On peut se moquer des poissons. De leur mémoire. Définir l’intelligence selon nos discutables critères d’humains. Moi, ce jour la, pendant quelques minutes, je suis devenu l’un d’eux. Et j’aurais bien aimé le rester.

– La prochaine fois que vous venez donner votre cours de Qi-qong, si je dors, réveillez moi. D’accord ?

J’ai regardé mon père, son sourire.

Il n’avait plus grand chose en commun avec l’homme rigide et austère que j’avais connu.

Lui aussi était devenu un poisson. Et il était en train de m’apprendre à nager avec lui dans le grand bocal de la vie.

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8 réponses
  1. Marianne
    Marianne dit :

    Bonjour Namir,

    Chaque article que tu écris me touche profondément, me donne envie d’entamer un dialogue avec toi; et j’ai envie de te répondre à chaque fois, mais je ne le fais pas.
    Là, je plonge 🙂
    Ton histoire de poisson m’a rappelé un jour béni où je nageais dans l’océan car des dauphins se baladaient non loin. Ils sont venus vers moi, et j’ai nagé longtemps avec eux. J’avais le masque et tuba et les palmes, de temps en temps je plongeais pour les suivre, mais remontais pour respirer. Ce que je me souviens, c’est que j’avais l’impression d’être dans une autre dimension. Un autre monde, dans notre monde. En ces êtres, dont je croisais le regard, j’y voyais une sagesse inconnue, non humaine. Ils jouaient. Ils nageaient. En synchronicité. Ils se mettaient parfois à ma hauteur, pour m’épauler quand je fatiguais. Et moi qui ait un mental si actif, là, à leur contact, c’était le silence. La plénitude. La paix. Une joie pure et enfantine. Comme si quelqu’un avait appuyé sur pause avec une télécommande, je goutais au moment présent, le vrai, avec tous mes sens. Pas de pensée. Quelles vacances ! Tout comme toi, je me sentais l’une d’eux, à la fois consciente de ma fragilité dans cet environnement, mais en même temps m’en foutant royalement. Je les ai écouté parler. J’ai joué avec l’un d’entre eux (on aurait dit une partie de foot avec une large feuille d’arbre, c’était hilarant il me faisait des passes) . Une maman m’a montré son bébé. Le nombre de leçons que j’ai reçu à leur contact. Je pourrais en écrire des pages. D’ailleurs, j’ai tellement aimé cette expérience, que j’ai fait en sorte de la réitérer, plusieurs fois. J’aime l’océan. C’est notre berceau originel. Notre Terre Mère est plus mer que terre d’ailleurs, comme on le voit de l’espace. Nos premiers mois de vie étaient aquatiques. Là, si j’habitais près de la mer, dès que j’aurai lâché le clavier, j’irai m’y baigner tiens. Juste pour ressentir cette paix. Pour me connecter au peuple dauphins, aux baleines. Et gouter à la poissonitude.

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  2. Schwebel
    Schwebel dit :

    Bonjour Namir, j’aime cette vision de toi au milieu de ces poissons ce ressenti réconfortant d’être au sein d’un « clan » quand le tien,par la figure paternelle,s’effrite.
    L’eau est un élément très. Réconfortant pour moi, elle me régénère
    Je vais me pencher sur mon ressenti âpres cette lecture

    Répondre
  3. Emmanuel
    Emmanuel dit :

    M’est venu une image récurrente de poissons à tête humaine qui se disent « bonjour » dans un immense aquarium.
    C’est dans le film « le sens de la vie » des Monty Python.

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