Dans cet article, j’aborde un protocole assez particulier : le deuil d’un évènement qui n’a pas encore eu lieu. Et comment cela peut-être libérateur.
Depuis la mort de mère, il y a deux ans, mon père vit seul avec sa souffrance, errant dans un appartement désormais trop grand, rempli de souvenirs et de bibelots.
Et mes visites régulières pour le sortir de sa prison mentale relèvent plus d’un effort douloureux que d’un réel désir d’être avec lui. Surtout quand je traîne avec moi ma femme et mes enfants.
Et je rentre chez moi, triste de le quitter ainsi, triste de voir son état se dégrader, triste de ne plus réussir à passer de bons moments avec lui.
Et mon sentiment d’impuissance grandit, visite après visite.
Le jour de l’anniversaire de ma fille, nous avions prévu une sortie en famille.
Mon père n’avait pas la force, ni l’envie de nous rejoindre. Ma femme, me voyant affecté, a alors suggéré que nous passions fêter l’anniversaire chez lui, pensant que ça lui ferait du bien.
Ma femme a renoncé à notre soirée prévue. Nous avons faits quelques courses pour un repas festif, prévenu mon père, et pris la route.
On a trouvé mon père apathique. Il nous a accueilli dans un jogging discutable, n’avait rien préparé pour l’anniversaire. Après avoir joué deux minutes avec les enfants, il est retourné s’assoir sur son fauteuil, à côté de sa radio, puis est parti regarder la télévision dans sa chambre.
On s’est ennuyés. Les enfants ont été pénibles. Et sur le retour, ça a été l’explosion.
Embouteillages. Bloqués deux heures sur le périphérique, les enfants qui se bagarrent, ma femme qui s’énerve et moi qui hurle. Nous étions tous en colère les uns contre les autres. Ma femme contre moi pour les avoir trainés dans cette soirée pourrie. Moi contre ma femme parce qu’elle rejetait la responsabilité de cette soirée, et de ces embouteillages sur moi. Et nous deux contre les enfants qui faisaient du bruit.
Une fois rentré à la maison, tendu et exténué, j’ai eu envie d’appeler mon père, juste pour le réveiller et lui dire qu’on venait de passer deux heures dans les transports, que le retour s’était très mal passé, et que j’étais furieux qu’il n’ait fait aucun effort pour nous accueillir, et qu’il n’ait même pas été reconnaissant qu’on soit venus le voir.
Quelques jours, plus tard, un collègue me reçoit pour une séance d’hypnose. Et nous travaillons sur le deuil. Il me demande alors quel deuil est important pour moi de faire en ce moment.
J’ai perdu ma mère deux ans plus tôt. Mais ce deuil me semble fait. Je ferme les yeux, et laisse venir à mon esprit la première image qui se présente.
C’est celle de mon père.
Une partie de moi se dit que c’est bizarre de faire le deuil d’un vivant. Mais mon esprit ne vit peut-être pas dans le présent. Parfois, j’ai l’impression qu’il est comme une version de moi, plus lointaine, qui a déjà vécu tout ce que j’ai vécu, et qui me le redonne à vivre.
Une fois mis sous hypnose, j’emprunte donc le chemin du futur.
Je me retrouve dans un endroit calme. Entouré de gens. Il pleut. C’est un cimetière. C’est le jour de l’enterrement de mon père.
Je suis à la fois conscient que je suis dans une séance d’hypnose, et en même temps, présent dans le souvenir, en train de vivre cette situation.
C’est un peu comme un rêve nuageux, chargé d’émotions. La voix du thérapeute me guide. Le rêve se précise, et la sensation de réalité se fait plus forte dans le cimetière.
Je suis maintenant devant la tombe de mon père. Je fais un discours.
Il a trouvé le temps long, Waguih. Mais il est en paix maintenant, aux cotés de sa femme.
Des larmes coulent sur mes joues. Je suis triste, et pourtant soulagé. Je sais qu’il attendait ce moment depuis longtemps. Mais l’émotion est là, lourde. L’eau coule. Et là, je perçois mon père, paisiblement allongé aux côtés de ma mère, dans le cercueil. A sa place. Enfin tranquille.
Ses yeux sont fermés. On dirait qu’il dort. Je sens qu’il me voit pleurer sur sa tombe. Calmement, il s’adresse à moi.
– Tu sais, je n’attendais rien de toi, Namir.
Sur le coup, je ne comprends pas la phrase. Mais elle traverse mon corps, comme une décharge.
– Je n’attendais rien de toi.
Et soudain, c’est comme une prise de conscience.
Je n’ai jamais demandé à mon père ce qu’il attendait de moi. Je me disais que mon rôle de fils c’était de l’aider à vivre sa fin de vie. Et là, il me disait simplement qu’il n’attendait rien de moi. Sans jugement, ni culpabilisation.
J’ai voulu imposer à mon père d’aller mieux. Il ne voulait pas. Je le forçais. Lui résistait. Ça me frustrait.
Ce qu’il voulait, il me l’avait déjà dit plein de fois. Et je n’avais pas voulu l’entendre.
Mes lèvres se sont mises à bouger toutes seules. Et je me suis entendu prononcer cette phrase :
– Le meilleur moyen d’aider quelqu’un qui ne veut pas d’aide, c’est de ne pas l’aider.
C’est avec ces mots que je suis revenu au présent. Me demandant même si on ne pouvait pas remplacer « aider » par « aimer », dans la phrase.
Mon sentiment d’impuissance avait fondu.
Je venais de faire le deuil de mon désir de guérir mon père.
Il me restait à profiter du temps qu’il lui restait à vivre.
Depuis, je vais voir mon père uniquement quand j’ai envie de partager quelque chose avec lui. Et si lui n’a pas envie de partager, tant pis. Je sais pourquoi je le fais.
J’ai arrêté de lui parler de lui. Et plutôt que de commencer mes discussions par : « bonjour Papa, comment ça va ? », je commence par lui parler de ce que j’ai fait, vécu, ressenti. Ce que je ne faisais pas beaucoup avant. J’ai commencé à lui parler de mes doutes, de mes questionnements, de l’hypnose. Il s’est ouvert. Comme si finalement ça le soulageait qu’on ne lui parle pas de lui. Son attention était ailleurs. Il ne devenait plus un vieil homme qui souffrait, mais un père qui écoutait son fils se livrer à lui.
Et ses résistances se sont atténuées. C’est comme si notre relation jusque-là avait eu la forme d’un duel inconscient, une rivalité dans laquelle, chacun voulait se montrer plus fort que l’autre. Et j’avais contribué à alimenter ce rapport.
La relation était plus apaisée. Et c’est comme si, dans cet apaisement, il y avait enfin de la place pour un dialogue.
Alors, je lui ai raconté cette drôle de séance que j’avais faite, et comment je l’avais enterré.
Il m’a écouté silencieusement.
– Tu auras envie que je dise quelque chose de particulier à ton enterrement, Papa ?
– Tu pourras dire : il s’est battu jusque bout, il a affronté jusqu’à la dernière minute.
– Affronté quoi ?
– La vie.
Bien des fois, mon éducation avait été nourrie par ces mots. Se battre, affronter, lutter, résister. Mon père a vécu sa vie comme un combat, dans lequel la réussite c’était comme arracher quelque chose. Mais à qui ?
– Dieu, merci, j’ai fait ce que j’avais à faire.
– Qu’est ce que t’as fait ?
– J’ai pu construire une situation, vous élever, ta sœur et toi, et vous permettre d’être autonomes. Dieu merci, aujourd’hui je sais que c’est fait.
-Alors, tu as fait TOUT ce que tu avais a faire ?
– Il ne me reste plus rien à faire.
-Donc tu peux mourir.
-J’aimerais bien.
– Qu’est ce qui t’en empêche du coup ?
-Ah.. ça… c’est encore la vie
-Elle t’embête la vie ?
– Beaucoup
– Elle t’embête jusqu’au bout. Elle ne veut même pas que tu meures. Juste pour te donner une occasion supplémentaire de te battre contre elle.
Mon père a haussé les épaules. On a souri.
Parfois, la meilleure manière d’aider quelqu’un qui ne veut pas, c’est de ne pas chercher à l’aider.
Touchant et inspirant. Merci !
Quel magnifique témoignage !!!! Merci
Merci Hélène